On
n’oublie jamais la première fois ; voilà un adage que les Three Trapped
Tigers ont eu tout loisir de vérifier à Anvers, à l’occasion de la date
de lancement de leur première tournée Européenne. Tout d’abord, le
cadre, véritablement exceptionnel, de ce festival qui présente là sa
14ème édition, est de ceux qui marquent les esprits, que l’on soit
artiste ou spectateur. Durant 3 nuits, ce sont les milliers de mètres
carrés du Conservatoire de la capitale Flamande que l’équipe du De
Nachten investit et transforme en espace dédié à l’art d’aujourd’hui,
sous toutes ses expressions : cinéma, théâtre, littérature (par le
biais de lectures), peinture, vidéo, performances diverses et variées
et, bien sûr, musique.
Le passage de nos 3 tigres fraîchement débarqués de Londres est programmé dans la salle rouge,
un auditorium de 800 sièges, à l’acoustique simplement extraordinaire,
bref, le genre de lieu dans lequel tout artiste rêve de se produire.
Malheureusement, l’entrée en scène du trio s’opère de façon plutôt
laborieuse pour ne pas dire catastrophique. Seule une petite vingtaine
de spectateurs constitue alors l’assistance ! ce qui fait vraiment peu.
Mais c’est peut-être un mal pour un bien, car Matt Calvert s’aperçoit
très vite qu’il lui manque un instrument assez essentiel, en
conséquence de quoi il s’en retourne au petit trot vers les coulisses,
laissant ses deux compères seuls au beau milieu de la scène immense.
Deux minutes plus tard, le revoilà, avec sa guitare à la main, mais
cette fois, c’est l’ordinateur qui refuse de démarrer. C’est donc
reparti pour quelques minutes de silence de plus, que quelques rires
étouffés commencent à émailler. Forcément, on se dit que ça commence
bien mal, d’autant que ce côté très « amateur » ne colle définitivement
pas avec le son ultra-travaillé auquel la formation nous a habitué sur
CD. Mais, Tom Rogerson finit par trouver la parade et place une
improvisation aux claviers, sorte de longue introduction au titre #6
ouvrant leur second EP paru fin août, et le set démarre enfin, après un
blanc de plus de 5 minutes tout de même. Disons-le
franchement, cet incident technique pèsera bien peu et sera très vite
relégué au rang de la simple anecdote, tant les 3 musiciens font preuve
d’une totale maîtrise de leurs instruments respectifs et du son qu’ils
en tirent. Tous sont passés par le jazz, avant de se rencontrer et de
produire ensemble ce math-rock à l’esthétique très recherchée, et cela
s’entend ! Loin de toute velléité de démonstration, les 3 garçons n’en
allongent pas moins de somptueuses phrases musicales d’une complexité à
couper le souffle, construisant et déconstruisant sans cesse un univers
sonore en perpétuelle (r)évolution. Les compositions des Three Trapped
Tigers ne présentent pas un état achevé de la musique : elles incarnent
au contraire le mouvement permanent, l’éruption, l’effervescence. De
fait, ce n’est pas à une prestation que nous assistons, mais plutôt à
une conversation nourrie, entre 3 individus à l’esprit à la fois vif et
subtil, tout à fait libérés des contraintes de genres et d’étiquettes.
De vrais jazzmen donc ! Mais des jazzmen qui ont apprivoisé
l’électricité et l’électronique pour donner une couleur plus
contemporaine à leur discours musical. Entre-temps,
le parterre s’est bien garni et les salves d’applaudissements qui
ponctuent les titres sont de plus en plus soutenues. Tom Rogerson est
visiblement touché de cet accueil et les mots lui manquent pour
exprimer tout le bien qu’il pense de ce concert et, surtout, de ce
festival qui leur offre de si belles conditions de jeu. En une
cinquantaine de minutes, servi par un son exceptionnel et un jeu de
lumières tout en nuances, le groupe revisite les titres des 2 Eps
publiés sur Blood and Biscuits ; en attendant le 3ème et dernier
élément de ce triptyque, prévu pour le printemps 2010. On quitte la
salle rouge, les sens un peu chamboulés il faut bien le reconnaître,
avec la certitude d’avoir assisté à quelque chose de tout à fait
unique, un instant rare qui donne spontanément envie de dire : j’y
étais ! Une performance incandescente, qui place d’emblée la barre très
très haut !
Dans
le couloir menant à la salle bleue, la file d’attente pour le concert
de Madensuyu est déjà très longue, à tel point que l’on se demande si
tout le monde pourra rentrer, car cette année, le public n’est pas
disposé sur le parterre mais sur la scène, plus exactement dans les
gradins qui accueillent habituellement les musiciens des orchestres de
musique symphonique. Il faut dire que le duo originaire de Gand
présente ici son tout nouveau projet intitulé Collapsing Stories.
Stijn Ylode de Gezelle et PJ Vervondel sont installés, face à face ; un écran blanc les sépare, à l’arrière-plan
; les deux hommes sont en pleine concentration tandis que les
spectateurs prennent place, se serrant jusque dans les moindres recoins
et empiétant même sur l’espace constituant la scène. Avec
un petit quart d’heure de retard sur l’horaire prévu, le noir se fait,
et le générique d’introduction à ce poème sonore et visuel défile sur
l’écran. Plus proche du photo-montage que du film à proprement parler,
même si la juxtaposition d’images d’un même plan tirées sous des
lumières ou des angles très légèrement différents finit par créer une
impression de mouvement, Collapsing Stories est en fait une collection
de saynètes que Madensuyu met en musique. Si
le projet dans sa globalité s’avère très réussi, il faut tout de même
reconnaître que le mariage entre son et image n’est pas toujours très
probant. En revanche, ce qui est sûr, c’est que cette configuration de
jeu très particulière convient à merveille à l’univers musical
développé par le duo. Leur rock à la fois sombre et nerveux se teinte
de tension vive et d’âpreté ainsi interprété à la manière de ces
musiciens qui accompagnaient les films muets au tout début du cinéma.
Les nappes de guitare saturée, qui évoquent assez l’image d’un
couvercle s’abaissant sur un espace restreint, et les salves de
percussions d’une finesse qui n’a d’égale que la puissance,
entretiennent à la perfection l’atmosphère de contraction voire de
crispation qui règne dans la salle bleue. L’art de Madensuyu tient dans
cette capacité qu’ont les deux hommes à travailler des lignes musicales
tout en nuances, qui vont crescendo et dont on se dit qu’elles vont
forcément conduire à un véritable déchaînement, un déluge de notes et
de cris mêlés, mais qui, contre toute attente, n’explosent jamais
vraiment et restent finalement soigneusement contenues. Certes, Stijn
laisse échapper quelques ruminations hargneuses, quelques cris rauques
parfois, mais cela reste une musique intensément intérieure,
souterraine et terriblement tourmentée, une sorte de hardcore
alternatif qui s’autoriserait quelques incursions du côté de
l’expérimental. Ce
sera en fait la toute dernière note qui libèrera instantanément la
salle bleue de cette tension ambiante, lorsque Stijn Ylode de Gezelle
et PJ Vervondel se lèveront de leur siège, épuisés mais ravis, et
regagneront les coulisses sous une ovation debout amplement méritée. Un
très grand moment ! Attention ! un Belge peut en cacher un autre ! C’est ce que nous allons pouvoir vérifier une fois regagnée
la salle rouge où la prestation de Lyenn est déjà bien entamée. Ce
jeune chanteur Bruxellois est encore un parfait inconnu pour nous
Français, ainsi que pour bon nombre de Belges également semble-t-il,
mais gageons qu’il ne le restera pas longtemps. Assis sur une chaise,
les jambes serrées, dans une posture qui rappelle David Eugene Edwards
(WovenHand), la fureur contenue en moins, Lyenn pose sa voix grave et
profonde avec une simplicité et un naturel désarmants, toujours à
cheval entre candeur et nonchalance un rien désabusée. Accompagné d’une
seconde guitare, d’une clarinette basse, d’une batterie et d’une basse
(tenues respectivement par Ches Smith et Shahzad Ismaliy, tous deux
membres de Ceramic Dog aux côtés de Marc Ribot, excusez du peu !),
l’Anglo-Belge déploie un rock-folk intimiste et sombre, dont les
sonorités râpeuses évoquent bien plus des territoires tels que La
Nouvelle Orléans, sa chaleur moite et ses bayous infestés de
crocodiles, que le plat pays que nous aimons tant. Lyenn
conclut son set avec la manière et remporte un franc succès auprès du
public. Nous en avons vu trop peu pour nous forger une opinion
tranchée, mais suffisamment pour affirmer sans réserve que nous
reverrons ce jeune homme très bientôt, dans des conditions permettant
de lui accorder toute l’attention qu’il mérite. Comme c’est très souvent le cas avec les formations originaires du Danemark, c’est un monde
très onirique que la musique d’Efterklang dessine. Bien moins sombre et
torturé qu’Under Byen et plus enlevé qu’Our Broken Garden, c’est dans
les contes et la poésie enfantine que le septet puise son inspiration.
Ainsi, chaque musicien semble incarner un personnage tout droit issu de
l’imaginaire d’Hans Christian Andersen, et la scène prend très vite des
airs de jardin merveilleux. Aux instruments « traditionnels » (guitare,
batterie, claviers) s’ajoutent, tantôt un saxophone, tantôt une
trompette, tantôt un fifre ou encore des maracas, ce qui renforce un
peu plus encore cette impression d’univers féerique. C’est un espace
d’une liberté totale, entièrement dédié à la rêverie et aux songes,
qu’Efterklang recrée le temps d’un concert. Tels
les grands enfants qu’ils ont su rester, les 7 musiciens prennent un
plaisir manifeste à se produire sur scène, s’amusant beaucoup, entre
eux et avec le public aussi. Ainsi, après que le chanteur ait eu
confirmation des spectateurs qu’ils l’entendaient sans micro, ses 6
partenaires de jeu le rejoignent en front de scène et tous se lancent
dans une brève interprétation a capella, qui se conclut logiquement par
un tonnerre d’applaudissements. 2
nouveaux titres sont interprétés en milieu de set. D’un format plus
conventionnel et de facture plus pop, sans pour autant rompre avec la
touche Efterklang, ils laissent augurer du meilleur pour le successeur
de Parades, l’excellent dernier opus paru en 2007 et récemment revisité
en version symphonique, à l’occasion d’un concert exceptionnel avec le
Danish National Chamber Orchestra (plus de 50 musiciens sur scène, s’il
vous plaît). Par parenthèse, le très beau CD/DVD qui est sorti
récemment, en guise de témoignage à cet événement tout à fait
exceptionnel, constitue une excellente introduction pour ceux qui
voudraient rentrer en contact avec l’univers des Danois.
Malheureusement,
festival oblige, le set ne durera qu’une toute petite quarantaine de
minutes, laissant un goût de trop peu au public qui continue de
rappeler, en vain, les 7 d’Efterklang bien après le rallumage des
lumières dans la salle. On prendra donc cette performance comme une
mise en oreilles pour la tournée qui accompagnera le nouvel album à
venir ! Une
excellente soirée, en résumé, placée sous le signe de la découverte
tous azimuts, qui a vu se côtoyer amateurs avertis, férus de sons
ultra-pointus, et curieux d’un soir, le tout dans la bonne humeur et la
convivialité. Comme toujours en Belgique, serait-on tenté d’ajouter…
Olivier Bodart
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