5ème
et dernière soirée pour cette seconde édition des Doux Vendredis d’Août
organisés au Théâtre Royal de Namur, une élégante salle à l’Italienne
tendue de velours bleu nuit. C’est un parterre bien garni, quoique loin d’être complet, qui accueille Lionel Solveigh, le 1er artiste
à se produire ce soir. Seul en scène, le Bruxellois s’accompagne à la
guitare et au xylophone. Il puise également régulièrement dans une
sorte de malle aux trésors installée à sa droite, dont il extrait
jouets et instruments hétéroclites qui parsèment de sons originaux,
parfois incongrus, son univers musical fait de douceur et de poésie. Un
loop-sampler, utilisé avec une grande rigueur et sans arrière-pensée de
démonstration, construit par touches successives un son riche en
harmonies simples et en petites trouvailles qui marquent la différence,
jusqu’à créer parfois un effet choral particulièrement réussi. D’une
sincérité touchante, Lionel Solveigh parvient à investir l’espace qui
lui est offert sans complexe, égrenant les compositions pop-folk de
Home, son 1er album paru récemment via le label indépendant Humpty
Dumpty. Les quelques maladresses qui surgissent ici ou là, loin de
nuire à la qualité globale de la prestation, apportent au contraire une
note supplémentaire d’authenticité. C’est donc un public conquis que
Lionel Solveigh quitte, à l’issue d’un set d’une petite quarantaine de
minutes. La
scène étant déjà installée pour accueillir les New-Yorkais d’Elysian
Fields, l’attente sera brève. Mine de rien, cela fait 20 ans déjà que
le duo navigue en eaux troubles, au confluent du jazz, de la soul et du
rock, à contre-courant des tendances et des modes. 20 ans passés à
explorer sous tous les angles ces thèmes universels que sont la vie,
l’amour et la mort, sans pathos ni grandiloquence, mais avec une sorte
de nonchalance plus espiègle que désabusée, à mille lieux en tous cas
de tout cynisme et de cette résignation froide et déterminée qui est
toujours la pire des postures. L’entrée
en scène se fait comme à l’accoutumée sans effet d’annonce, Oren
Bloedow en tête, tout de blanc vêtu et exceptionnellement tête nue. Les
musiciens prennent possession de leurs instruments respectifs, avec
beaucoup de concentration. Puis, Jennifer Charles s’avance lentement du
fond de scène, un verre de vin à la main qu’elle dépose au pied du
piano, démarche suave et mesurée sous les plis vaporeux d’une robe de
soie rouge. Avec le lascif Drown those Days en ouverture, le ton est donné : c’est le champ le plus jazz, le plus
sombre aussi, de son répertoire, que le quintet s’apprête à explorer.
Comme il se doit, la part belle est faite aux compositions issues du
bouleversant The Afterlife paru en février dernier. Mais quelques
titres rares ponctuent le set ici et là, clins d’½il aux fans les plus
assidus, comme Get Rich tiré du tout premier EP publié par la formation
au milieu des années 1990 ou l’inédit Can’t Tell qui est interprété
pour la toute première fois ce soir.
Seule
en scène : la musique ! La musique qui n’a besoin d’aucun artifice
sonore ou visuel pour s’exprimer pleinement. En découle logiquement une
grande économie de moyens et d’effets, notamment de la part de Jennifer
Charles, dont le plus petit geste, le moindre déplacement semblent
faire l’objet d’une attention particulière. Il faut dire que la
chanteuse est dotée d’un charisme hors normes, plus proche du
magnétisme que de la simple capacité à capter les regards, ce qui lui
permet de pousser sa quête de l’épure jusqu’aux limites de
l’abstraction. Evoluant avec une lenteur quasi-languide, elle tient
l’assistance en haleine et chaque spectateur est comme suspendu, qui à
un battement de paupières, qui à une flexion de genou, qui à une
rotation presque imperceptible d’un poignet, d’une cheville. Et puis il
y a cette voix, bien sûr ; cette voix langoureuse, sensuelle,
voluptueuse… cette voix juste posée, qui ne force jamais, qui n’a rien
à démontrer, qui ne cherche pas à décrocher des notes extravagantes,
mais qui enivre et laisse des traces… comme les larmes d’un vin
liquoreux glissent sur le cristal longtemps après qu’on l’ait goûté. Toutefois,
si Jennifer Charles fascine, hypnotise même son auditoire, elle n’a
rien de ces divas mégalomanes qui accaparent tout l’espace et relèguent
les musiciens au rang de figurants ! Oren Bloedow, la seconde moitié
d’Elysian Fields, est évidemment très présent, même si son jeu de
guitare tout en nuance et en subtilité se veut plutôt discret. Il lui
arrive toutefois de se lancer soudainement dans un solo incisif, comme
en conclusion du magistral How We Die, et chacun écoute ce discours
musical teinté de soul et de blues dans un silence quasi-religieux
proche du recueillement, tant il est évident que l’homme use de ses 6
cordes comme d’un moyen d’expression et non pas comme d’un simple
instrument. Il y a quelque chose de physique, de charnel presque, dans
le rapport qu’Oren Bloedow entretient avec sa guitare. Il fait souffler
un vent de liberté infinie sur ce champ musical qu’il construit,
dépassant les contraintes de tempo, les schémas mélodiques
traditionnels. En somme, il synthétise en même temps qu’il fait vivre
l’esprit du jazz : cette nécessité viscérale d’improviser, de laisser
libre cours à l’inspiration, d’échapper coûte que coûte au carcan de la
restitution note pour note, de la représentation identique soir après
soir. Le
retour d’Ed Pastorini au sein de la formation contribue grandement au
son très « jam session dans une cave enfumée ». Le recours exclusif à
un ¾ de queue acoustique y est pour beaucoup, mais c’est surtout le jeu
précis et délicat, d’une sensibilité vibrante qui n’est pas sans
rappeler le Bill Evans de You Must Believe in Spring, qui fait
réellement la différence. La
section rythmique, assurée par Kenneth Salters à la batterie et Sarah
Murcia à la contrebasse, ne se cantonne pas à un simple accompagnement
; elle soutient, elle enveloppe, elle sert d’écrin… elle entretient la
conversation musicale avec Ed Pastorini, Oren Bloedow et Jennifer
Charles aussi. Little
Red Riding Hood, titre définitivement très efficace en clôture de set
avec ses hou-hou-hou hou qui vont decrescendo et qui voient les
musiciens quitter la scène à tour de rôle, arrive bien sûr trop tôt,
même si cela fait près d’une heure que le set a commencé. Une ovation
amplement justifiée fera revenir les 5 musiciens, qui délivreront
encore une version très appuyée de Fountains On Fire, concluant ainsi
leur show sur une note nettement plus rock. Durant
65 petites minutes passées sur les planches du Théâtre Royal, Jennifer
Charles, Oren Bloedow, Sarah Murcia, Ed Pastorini et Kenneth Salters se
sont employés à justifier de la plus belle des manières de ce patronyme
qu’ils ont fait leur ; les Champs Elysées désignant, dans la mythologie
Grecque, le lieu où les héros et les poètes vivent une éternelle
béatitude après leur mort.
Un moment de pure grâce !
N’étant
définitivement pas amateur de la pop sucrée du Suédois Peter Van Poehl,
qui s’est vu offrir l’insigne honneur de clôturer cette soirée, je n’en
parlerai donc pas. Si ce n’est pour constater que le public,
particulièrement clairsemé à l’issue de sa prestation, semblait penser
lui aussi que la vraie tête d’affiche du jour était bel et bien Elysian
Fields ! Olivier Bodart
|