Deuxième édition pour ce Sonic City organisé par l’équipe du De Kreun de Kortrijk. De
quoi s’agit-il exactement ? D’un simple festival de plus, qui se
démarquerait éventuellement de part sa position sur le calendrier, de
part son format in-door aussi ? Le Sonic City se déroule sur 2
jours ― 3 si l’on inclut la soirée d’ouverture ― et
propose un total de 16 concerts d’une durée allant de 30 à 75 minutes.
Mais la vraie originalité de la manifestation tient dans son concept
qui consiste à confier la programmation à un artiste. Cette année,
c’est Dälek qui a été retenu pour élaborer l’affiche qui complètera sa
propre prestation en headlining du premier jour. Voyons donc d’un peu
plus près ce que le New-Yorkais nous a concocté !
Le De Kreun est encore très clairsemé lorsque les Belges de Zucchini Drive entrent en scène.
Mais il est vrai que nous sommes samedi, qu’il est à peine 14h15 et que
dehors il fait grand beau. Cela n’empêche cependant pas les 5 hommes de
construire un set de fort bonne facture, entre hip-hop et électronica,
qui laisse augurer du meilleur pour la reste de la journée.
Viennent
ensuite Wajid Yasseen, Alice Kemp & Yoshi Shinagawa les 3
« noisicians » de Uniform. L’ambiance est la concentration
sur scène, pour ce trio qui délivre une électro cérébrale et subtile,
au confluent de la musique contemporaine et des expérimentations à la
Robert Fripp & Brian Eno. Quelques instruments surprenants dans ce
contexte de machines (trombone, clochettes, pédale charleston) font
irruption au milieu des nappes électroniques tirant vers l’ambient, et
apportent une touche organique bienvenue. Uniform propose une musique
intellectuellement fascinante, qui flirte parfois avec les limites de
l’abscons sans jamais toutefois les dépasser. Le public ne s’y trompe
pas et réserve une chaleureuse ovation à la formation originaire de
Londres.
La scène n’est pas assez grande, visiblement, pour Giovanni Marks (aka Subtitle), qui s’approprie
également une bonne part de la salle du De Kreun, faisant ainsi reculer
le public de plusieurs mètres. Pourvu d’un seul micro, d’un petit Apple
et d’une faconde sans pareille, l’homme se lance dans une prestation
qui tient plus du one-man show que du concert. Entre rap acerbe,
freestyle plus ou moins maîtrisé et spoken word arrosé à la vodka,
Subtitle délivre un set décousu et, forcément, unique. On a souvent
l’impression que l’homme s’adresse davantage à son ami Alap Momin (aka
Oktopus, le producteur de Dälek), qui se tient aux côtés de DJ Markus
dans le fond de la salle, qu’au public ; mais au moins ne
pourra-t-on pas lui reprocher de reproduire à l’identique une
prestation archi-répétée.
Revoilà les 3 de Uniform, transformés en 2nd Gen cette fois, pour un set de quarante minutes
qui propose une musique uniquement électronique appuyée par une guitare
couplée à un ordinateur. On reconnaît instantanément la patte de ces
instrumentistes-bidouilleurs de sons. Mais là, nous avons affaire à des
compositions qui privilégient l’intensité sur la complexité, même si
nous restons tout de même à des années lumière de l’électro neutre et
consensuelle estampillée dance-floor. 2nd Gen développe une
architecture sonore qui emprunte à l’électro-indus façon Front Line
Assembly ou Skinny Puppy. Les nappes d’infra-basses font trembler le De
Kreun jusque dans ses fondations et supportent à merveille les
adjonctions bruitistes générées par un arsenal de machines. Pour la
seconde fois de l’après-midi, le trio se taille un fort joli succès et
conclut sa prestation sous une ovation bien méritée. Ce n’est pas seulement un musicien qui se présente ensuite sur la scène du De Kreun, c’est
aussi une apparition, un doux-dingue venu d’ailleurs en même temps
qu’une légende de la batterie qui avoisine tout de même les 35 ans de
carrière. Charles Hayward est un homme habité, cela ne fait aucun
doute. Il faut le voir s’affairer autour de son équipement constitué
d’une batterie, de micros et quelques pédales commandant des machines
disposées sur des chaises. Et nous sommes nombreux à avoir quelque
chose à regarder sur le bout de nos chaussures lorsqu’il se précipite
en front de scène pour invectiver l’ingénieur du son qui, semble-t-il,
ne fait pas les réglages assez bien ou assez vite. Mais, une fois lancé
son set, par le très opportun My Madness (!!!), l’homme n’existe plus
que par et pour le son qu’il produit. Il se livre avec une sincérité
incroyable à un public partagé entre incrédulité et admiration. Et si
son rock-prog teinté d’électro ne convainc qu’à moitié parfois, le
drums clinic qu’il assure durant une quarantaine de minutes met quant à
lui tout le monde d’accord, car Mr. Hayward est un fichu bon batteur,
doté d’une frappe à la fois sèche et subtile comme on n’en entend pas
tous les jours. Un set rafraîchissant et extrêmement réjouissant, donc.
Difficile
de succéder à un tel concentré de talent, d’originalité et de
sincérité. Le mieux, dans ce genre de situation, est encore de mettre
la barre à 180° et de passer à tout autre chose. C’est sans doute ce
qu’a pensé Dälek en programmant Candie Hank à la suite de Charles
Hayward. Malheureusement, le jeune Berlinois ne parvient pas à
emporter l’adhésion avec ses boucles techno-house mâtinées de hardcore,
et ce malgré un matériel imposant appuyé par de nombreuses projections
vidéo. Le seul vrai faux-pas du jour.
Scorn
annulé à la dernière minute, c’est aux Belges d’Amenra que revient la
lourde charge de combler la case vacante de co-headliner. Ici, aucune
machine sur scène, mais du matériel « standard » (un kit
batterie, deux guitares, une basse, quelques micros, des amplis…) dont
on se dit tout de même en le voyant installé qu’il ne doit probablement
pas servir à produire de la ritournelle de fin de banquet. Et,
effectivement, c’est de métal dont il s’agit ici, de métal très très
lourd. Avec ses nappes massives de guitares saturées, sa batterie
puissante et pesante comme un mécanisme réglé au millimètre et son
« chant » entre hurlements et expectorations, le son d’Amenra
rappelle beaucoup celui que développent les Américains d’Isis. Les 5
hommes jouent dans une quasi-obscurité durant les 50 minutes que dure
leur set, avec pour seuls éclairages quelques tubes néons blancs posés
à ras de la scène et la lueur diffusée par l’écran de projection
suspendu derrière le batteur. A défaut d’avoir supplanté Scorn, Amenra
est au moins parvenu à le remplacer avec la manière, ce qui n’est déjà
pas si mal !
Vient enfin le tour de Dälek, fournisseur en très gros son depuis 1998, et, exceptionnellement,
programmateur de ce Sonic City ― un programmateur au goût
très sûr comme nous avons pu le noter tout au long de cette
première journée ! Le grand sorcier Dälek, assisté de ses deux acolytes
de scène, touille le chaudron du De Kreun avec son savoir-faire
inimitable : une pincée de metal par-ci, un zeste de hip-hop
par-là, un peu de rap et de slam aussi et, surtout, de bons gros beats
électro pour lier le tout, et c’est de la lave en fusion qui s’écoule
des racks d’enceintes durant 75 minutes. Le public, qui vient pourtant
d’encaisser près de 10 heures non-stop de décibels, ne s’y trompe pas
et manifeste un enthousiasme ardent tout au long du set, avec une
mention particulière pour les rappels qui prennent des allures de
concours de headbanging et de saut sur place.
Il
est 23h30, fin du premier acte de ce Sonic City cru 2009. On ne peut
que saluer l’organisation sans failles assurée par le De Kreun (8
groupes se sont tout de même succédés et les quelques minutes de retard
sont dus aux seuls rappels que Dälek a bien voulu jouer !). Quant
à la programmation, si l’on excepte la prestation canular de Candie
Hank, force est de constater qu’elle est le fruit d’une intense
réflexion, ainsi que le suggèrent d’ailleurs les flyers de la
manifestation, sur lesquels on peut voir une main armée d’un marqueur
qui pose en plusieurs temps les noms des artistes dans les cases d’un
liner. Ici, on est très loin de l’habituelle juxtaposition à la va-vite
de noms de groupes à la manière d’une liste de courses ! Il y a
une vraie intelligibilité dans ce programme qui est allé crescendo tout
au long de la journée. A ce stade, il ne reste plus qu’à espérer que la
suite sera du même niveau ! La
bonne surprise du deuxième jour est affichée sur la porte d’entrée du
De Kreun : Sold Out annonce fièrement les organisateurs ;
comme quoi on peut proposer une programmation exigeante et attirer
le public, même si, à l’échelle de la salle Courtraisienne,
« complet » équivaut à plus ou moins 300 spectateurs. C’est
à l’Américain Oddatee que revient le privilège d’ouvrir les festivités.
En bon MC qui se respecte, l’homme se présente seul sur scène, armé
d’un micro, d’un Apple portable et de ses tripes. C’est lorsque le
hip-hop sait se faire l’écho d’une hargne intérieure et d’une violence
contenue qu’il est le plus efficace. Oddatee l’a parfaitement compris,
au contraire de son collègue Subtitle. Il délivre un set tout en
intensité, teinté de mélancolie sourde, à des kilomètres des clichés
véhiculés par le genre lui-même. Une excellente prestation, qui dessine
un trait d’union fort judicieux entre un samedi plutôt orienté hip-hop
électro et ce dimanche que l’on pressent plus électrique. Sans
transition ni temps mort, Destructo investit la scène du De Kreun. Son
complice Joshua Booth étant absent, Mike Mare assurera donc le set
seul, assisté par un ordinateur et un rack de pédales. Le New-Yorkais,
qui officie également aux côtés de Dälek, prouve qu’il est aussi à
l’aise avec les guitares saturées qu’avec les nappes ambient qu’il
déploie durant une petite demi-heure. Destructo, comme son nom ne
l’indique pas, propose une musique à écouter les yeux fermés, une vraie
musique à rêver. Un joli set tout en douceur donc, pour préparer les
tympans des spectateurs à la furie sonore à venir. Changement radical de scène (exit les tables encombrées d’électronique) pour un changement
tout aussi radical de genre. Les 4 de Guapo, quant à eux, distillent
une musique à forte teneur en harmonies et ambiances dérivées des
années 70, qui évoque à la fois Magma, le Mahavishnu Orchestra, Univers
Zéro ou encore le Miles Davis de la période électrique. Composée d’un
claviériste, d’un guitariste, d’un bassiste et d’un batteur, la
formation originaire de Londres déploie un son massif et prend le temps
de planter un paysage musical singulier, volontiers décalé pour ne pas
dire anachronique, à grand renfort de titres dépassant allègrement la
dizaine de minutes. L’attitude des 4 musiciens, qui portent tous un
tee-shirt noir orné de verroterie et de brillants, renforce le côté
étrange, un peu baroque, des compositions. A mi-chemin entre
progressif, space-rock et expérimental, Guapo délivre une performance
impressionnante à tous points de vue et remporte un succès mérité
auprès du public. Joshua
Booth ayant fait défaut, c’est Bong Ra qui le remplace au pied levé. Le
Néerlandais, très concentré, se campe derrière ses machines et lance un
set à 100 à l’heure ― ou à 666 MPH plutôt ! Entre
rythmes tribaux et salves soniques générées par ordinateur, Bong Ra
développe une électro puissante et ténébreuse, éclaboussée de métal, de
dub, d’indus et d’emo. Une bonne part du public semble s’être laissée
tenter par le soleil qui baigne les rues aux alentours de la
salle ; mais ceux qui ont préféré l’obscurité du De Kreun ne l’ont
pas regretté, à l’instar d’Alice Kemp de Uniform qui a passé
l’intégralité du set à remuer en front de scène, un verre de bière à la
main. C’est au tour d’Action Beat d’entrer en piste, maintenant. Il s’agit d’un collectif de 7 jeunes
Anglais qui donnent dans le rock énervé et qui, c’est bien le moins que
l’on puisse dire, sont animés d’une furieuse envie de jouer. Mais,
passée la surprise première que constitue la présence de 2 batteries et
de 4 guitares, on se rend très vite compte qu’il ne se passe pas grand
chose sur cette scène où les 7 énergumènes se démènent pourtant comme
de beaux diables pour occuper l’espace ― pour détourner
l’attention des spectateurs ? Ministry avait aussi, en son temps,
expérimenté une formation à deux batteurs ; mais c’était pour
insuffler un véritable double rythme aux compositions. Dans le même
ordre d’idées, on pourrait citer encore Oceansize, qui compte 3
guitaristes ; mais là aussi, chaque instrumentiste a une fonction
bien précise et parfaitement identifiable. Ici, les 2 batteurs cognent
en rythme et les 4 guitaristes exécutent peu ou prou les mêmes riffs en
barré. Dès lors, si l’on ne garde que le son et uniquement le son, les
Action Beat pourraient bien recruter 10 batteurs et 20 guitaristes que
cela ne changerait rien ! Des danseuses, peut-être ? Ou un
vrai projet musical, selon… Heureusement, les Italiens de Zu qui viennent ensuite constituent le contre-pied parfait à ce
que nous venons de voir et d’entendre. Remarqués par le très exigeant
Mike Patton ― qui a d’ailleurs fait publier leur dernier opus
en date, Carboniferous, sur son label Ipecac ―, le trio
développe un math-rock à la fois alambiqué et percutant, qui emprunte
aussi bien au progressif qu’au métal ou au jazz. Dire que le groupe est
attendu est un euphémisme, et ce d’autant plus que les 3 musiciens sont
sortis du taxi qui les conduisait de l’aéroport… 10 minutes à peine
avant l’heure prévue de monter sur scène ! Mais cela ne semble pas
les stresser outre mesure, ni ne les empêche d’échanger accolades et
plaisanteries avec Alap Momin sorti spécialement du De Kreun pour les
accueillir sur la rue, au beau milieu des fans (c’est comme ça que ça
se passe en Belgique : artistes, techniciens et spectateurs sont
tous là pour une cause commune, alors à quoi bon faire des
manières ?). En conséquence, c’est devant un De Kreun déjà bondé
que le groupe procède à l’installation et au réglage de son matériel.
Et lorsque le set démarre enfin, la salle explose et le public se met à
remuer frénétiquement malgré la chaleur et le manque d’espace. Un très
bel exemple d’osmose entre musiciens et spectateurs donc, et un set
remarquable de justesse et d’ingéniosité ! Après une telle furie dévastatrice, on se disait que la barre ne pouvait pas être placée plus à
l’Ouest. C’était sans compter sur Small Silence, un super-groupe
composé de Mats Gustaffson au saxophone, de Terrie Ex à la guitare, de
Paal Nillsen-Love à la batterie et de Massimo Pupillo à la basse, qui
n’a même pas le temps d’éponger la sueur qu’il vient de laisser à la
scène du De Kreun avec ses complices de Zu ! Là encore, on ne
lésine pas sur l’énergie ni sur le talent. Le plaisir d’être en scène
et de jouer face à un public est évident et peut se lire sur le visage
de chacun. Ce que l’on peut comprendre au demeurant, parce qu’avec
un Suédois, un Néerlandais, un Norvégien et un Italien,
on imagine aisément que ces 4 là ne se rencontrent pas tous les jours.
Au fil d’une prestation brillante qui fait la part belle à
l’improvisation, le quatuor pousse ses explorations sonores jusqu’aux
confins du rock expérimental et du free-jazz et délivre des
compositions extrêmement complexes que même les tympans les plus avisés
ont quelques difficultés à apprécier parfois, surtout après une
vingtaine d’heures cumulées de décibels. Earth
vient enfin, ultime groupe programmé par Dälek pour cette édition 2009.
Les 4 musiciens prennent leurs marques sur la scène du De Kreun avec
décontraction, pour ne pas dire nonchalance. Don sirote une Duvel entre
deux réglages, Dylan accorde sa guitare dans son coin, Steve
hésite quant à la disposition de ses claviers : ici ?
là ? non ici finalement ! ou là peut-être… tandis
qu’Adrienne mime les gestes qu’elle accomplira ensuite réellement afin
de vérifier l’inclination des toms de sa batterie. Quand ils sont
prêts, sans transition aucune et sans avertir le technicien chargé de
l’extinction des lumières dans la salle, le groupe lance les premiers
accords de Omens and Portents II, issu de leur dernier opus
en date. Les 4 musiciens ne se contentent pas d’interpréter des titres
choisis parmi leur imposant back-catalog, ils construisent note après
note un véritable univers sonore, au détour duquel se dessinent, ici
une bourgade abandonnée en plein désert, écrasée sous un soleil
brûlant, là un paysage de marécages plongé dans une torpeur moite…
Earth déploie un son lent, épais, hiératique même, et compose la bande
originale d’un film qu’il appartient à chaque auditeur de réaliser pour
lui-même ― mais Jim Jarmusch, Abel Ferrara ou encore David
Lynch pourraient fort bien se charger de la mise en images ! En 60
minutes, les Américains posent un point final de toute beauté à cet
excellent week-end musical frappé du sceau de la qualité et de la
diversité. Ce
Sonic City se clôturera encore par l’annonce d’une excellente nouvelle
: le cru 2010, qui se tiendra dans le nouveau De Kreun en chantier
actuellement dans le centre de Kortrijk, aura pour curateurs les
Américains de Deerhoof ! A l’année prochaine donc !
Olivier Bodart
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