Il
est 22h05, les lumières décroissent doucement sur le Schouwburg,
élégant théâtre tendu de velours rouge et coiffé d’un somptueux plafond
en verrière. David Eugene Edwards investit la scène avec une
détermination affichée, tel celui qui sait ce qu’il veut et qui sait
également vouloir sans retard. La démarche est franche et assurée ; le
regard, qu’il darde sur l’assistance, clair et perçant. De telles
entrées en scène, sans ambages, sans fioritures, sont assez rares, et,
spontanément, je pense aussitôt à ce concert de Rollins Band auquel
j’ai assisté une dizaine d’années plus tôt ― lors d’un festival durant
lequel, coïncidence, se produisait également un certain groupe
répondant au nom de Sixteen Horsepower ! La manière d’aller au-devant
du public et de s’approprier l’espace, la fougue et l’énergie aussi,
sont assez similaires, je trouve ― toute comparaison entre Henry
Rollins et David Eugene Edwards s’arrêtant cependant là.
Ordy
Garrison
prend place derrière ses fûts, tandis que le maître de cérémonie
sélectionne une guitare dans le rack disposé sur la scène à côté des
amplis. Pour l’heure, les spectateurs sont encore dans la réserve, un
peu comme des invités qui découvrent leur hôte.
Une
fois son
choix fait, David Eugene Edwards rejoint le tabouret installé face à un
double micro, il s’assoit, branche son jack, lance un good evening sec
comme un coup de fouet ; il procède encore à quelques réglages tandis
qu’une phrase musicale, sorte de rumination sourde, monocorde,
hypnotique, envahit crescendo l’espace, telle une invitation à la
transe. Lorsqu’il est prêt, David Eugene Edwards lève le front dans le
faisceau de lumière blanche qui le baignera sans varier d’intensité
durant toute la soirée, il esquisse une première brève incantation,
comme l’entame d’une prière intérieure qui jaillira par bribes
convulsives au fil du set, puis il entonne As I Went Out One Morning,
une reprise de Bob Dylan. L’entrée en matière est plutôt surprenante,
et vraisemblablement assez largement improvisée puisque, vérifications
faites a posteriori, ce titre ne figurait pas sur la setlist
officielle.
Peter
van
Laerhoven et Daniel Humbert rejoignent donc leur poste en deux temps,
respectivement à la seconde guitare et à la basse, pour un Kicking Bird
intense qui voit le niveau sonore augmenter très sensiblement ; The
Beautiful Axe, qui vient ensuite, achève de lancer tout à fait le set.
David Eugene Edwards égrène alors les titres avec une fluidité, une
précision et une puissance ahurissantes, sans jamais donner
l’impression de forcer son talent. Tantôt guerrier aux abois sous le
halo de lumière crue dont il semble se nourrir lorsqu’il psalmodie
quelque chant Sioux, tantôt prédicateur redneck quand, armé d’une
guitare, d’une mandoline ou encore d’un accordéon, il officie penché
sur l’un ou l’autre de ses micros, David Eugene Edwards s’abandonne et
se donne sans calcul, comme s’il n’était au fond qu’un média entre le
feu intérieur qui l’anime visiblement et la magie sonore qu’il
restitue. Totalement habité par son art, il se frappe les cuisses à
coups de poing, se prodigue d’étranges massages sur le front, le nez,
la bouche, effectue toute sorte de mouvements insolites, étirements,
ondulations, reptations, sans toutefois quitter son siège, à tel point
qu’il en oublie presque la corde qui vient de casser sur sa Gretsch
rouge, au beau milieu de l’envoûtant Tin Finger ― le voit-il vraiment,
ce roadie accouru des coulisses à son secours, sur lequel il porte un
regard halluciné sans cesser de chanter ? ce n’est pas sûr… Il y a chez
cet homme quelque chose qui tient de la férocité contenue, une forme de
grâce animale, une spontanéité brute exempte de tout compromis, de
toute concession : David Eugene Edwards ne se livre à aucune tentative
de séduction, n’est pas complaisant, ne sourit pas, il est ainsi, tel
quel, sincère et entier, à prendre ou à laisser en somme.
Cohawkin
Road, Horsetail, Kingdom of Ice, les titres issus de Ten Stones, le
dernier opus en date, défilent, entrecoupés de morceaux plus anciens,
tels les incontournables Whistling Girl et Dirty Blue. Le groupe bâtit
un set sans failles, d’une simplicité que l’on qualifierait volontiers
d’évidente tant il apparaît clairement que la musique se suffit à
elle-même et ne nécessite aucune scénographie particulière, et pourtant
ce qui se trame là, ce soir, relève plus du miracle en train de
s’accomplir que de la simple représentation parfaitement maîtrisée et
exécutée par un collectif de musiciens chevronnés. La seule conjonction
de talents complémentaires, doublée d’un sens aigu de la mise à
disposition de soi au profit d’un tout à construire, n’explique pas
tout ; il y a ici quelque chose de plus, quelque chose qui a à voir
avec l’émotion pure, quelque chose qui touche à l’indicible, au sacré.
Le
public, d’abord attentif, plonge peu à peu dans une ferveur
extatique qui évoque davantage la participation active à quelque culte
tribal que la simple assistance à un spectacle vivant. Dans le
clair-obscur qui nimbe le parterre du Schouwburg, on distingue des
têtes qui dodelinent avec vigueur, des bras qui se lèvent
subrepticement et battent la mesure dans l’air, des corps qui se
balancent frénétiquement sur leur siège…
Les
applaudissements ponctuant chaque morceau sont de plus en plus nourris
et c’est sous une véritable ovation debout que David Eugene Edwards et
ses trois comparses sortent de scène après 1h30 d’offrande sonore et
visuelle. Les enceintes diffusent un chant Indien qui indique que la
célébration va se poursuivre encore un peu ― comment les choses
pourraient-elles en rester là, d’ailleurs ?
Retour
sous
les acclamations de la foule après un break très bref, le groupe puise
à nouveau dans le très sombre Mosaïc, paru en 2006, et délivre une
version étourdissante de Deerskin Doll. Puis, David Eugene Edwards
s’empare de son accordéon et lance l’intro de American Wheeze, ce qui
entraîne quelques cris ravis ici et là. Ce sera la troisième et
dernière incursion dans le répertoire de feu Sixteen Horsepower, après
Splinters et Horse Head Fiddle. Cette fois, il semble bien que l’on
soit arrivé au terme du voyage en territoire Edwardien. Les quatre
Wovenhand saluent leur public avec une émotion visible, avec une grande
humilité aussi, puis ils quittent la scène sous un déluge de cris et
d’applaudissements dont on devine d’ores et déjà qu’il ne tarira pas
comme ça, sous l’effet d’un simple rallumage des lumières. Un roadie
surgit alors et entreprend d’éteindre les amplis avec ostentation,
manière de signifier que, oui, c’est fini ! mais le public ne l’entend
décidément pas ainsi et continue de rappeler David Eugene Edwards et
les siens, avec une insistance rare, et c’est le public qui l’emporte
finalement : le roadie reparaît et rallume les amplis les uns après les
autres, suivi de près des quatre musiciens manifestement touchés et
heureux d’un tel témoignage de reconnaissance. Un sourire, que l’on
sait sincère, illumine le visage de David Eugene Edwards l’espace de
quelques secondes ; sincère comme l’a été l’ensemble de la prestation
délivrée ce soir, sincère comme le sont visiblement ces quatre hommes
qui prennent plaisir à être là, à partager avec le public, sincère
comme le sera le vibrant thank you VERY MUCH qu’assènera David Eugene
Edwards quelques minutes plus tard, le poing serré, à l’issue d’un Your
Russia dantesque.
Les
lumières
vraiment rallumées maintenant, on ne peut s’empêcher de rester un
moment encore, immobile et coi, un peu hagard pour tout dire, à
contempler la scène en cours de démontage déjà, comme un ultime instant
de recueillement avant un retour vers cette chose étrange que nous
sommes quelques centaines à avoir oubliée pendant les deux heures qui
viennent de s’écouler : la réalité ! Un passage par le bar du
Schouwburg, lieu tout à fait délicieux qui nous rappelle que nos amis
Belges savent non seulement organiser de grands concerts mais aussi
accueillir le public, permet de conserver un peu de la magie de
l’instant.
Merci,
Messieurs Edwards, Garrison, Humbert et van Laerhoven pour ce moment de
grâce exceptionnel. Vous faîtes partie des très rares artistes qui
savent porter et transporter une audience à la seule force de leur
musique, tout à fait indifférents aux supercheries audio-visuelles à la
mode et autres singeries plus ou moins rock’n’roll destinées à faire
crier les filles et à épater les garçons. Bravo ! et respect.
Olivier Bodart
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